« Des printemps arabes aux tempêtes du désert »
Mercredi 10 Septembre, avec Antoine SFEIR, Président du Centre d’Etudes et de Recherches sur le Proche-Orient , Directeur des Cahiers de l'Orient
Pour son petit-déjeuner de rentrée dans les salons du Palais du Luxembourg, le mercredi 10 septembre, Géostratégies 2000 a reçu le journaliste et politologue franco-libanais, Antoine Sfeir. Homme de conviction, il a posé son regard d’expert sur la situation actuelle au Moyen Orient et a appuyé son analyse sur des repères historiques, indispensables pour comprendre les enjeux actuels. Fin connaisseur de l’Islam, il a également insisté sur les différents courants qui l’ont façonné et qui jouent un rôle essentiel dans les conflits actuels.
Les printemps arabes, qui se sont vite transformés en hivers islamistes, marquent un processus irréversible pour les jeunes de moins de 30 ans, soit 70% de la population. Même si cela n’a duré que quelques semaines, voire quelques jours, ils ont réussi à s’approprier la rue et la parole, s’exclame Antoine Sfeir. Malheureusement, cet élan a été coupé net, puis l’Occident s’en est mêlé, avec des résultats peu brillants. Pourquoi avoir décidé d’intervenir pour sauver Benghazi et laisser mourir Syrte, s’interroge Antoine Sfeir, qui ne peut que constater une mort programmée du monde arabe, un éclatement des différents pays qui le composent. Ces soubresauts étaient, selon lui, prévisibles.
DES RESPONSABILITES HISTORIQUES
Rappelons-nous l’accord Sykes-Picot, signé en 1916. La Grande-Bretagne et la France ont redessiné la carte du Moyen Orient, profitant du démantèlement de l’Empire ottoman pour se partager cette région du monde. Les Anglais, très intéressés par le sous-sol, se sont octroyé une zone couvrant la Palestine, l’actuel Israël, et une grande partie de l’Irak. Tandis que la France se réservait un territoire correspondant à la Syrie et au Liban, ainsi qu’un bout de l’Irak. Les frontières ont été tracées sans tenir compte de la géographie (Kurdistan en Irak !) ni de la volonté des habitants. Pour créer le Liban, en 1920, la France a procédé à un découpage totalement artificiel. Au Mont Liban, où vit une majorité de chrétiens maronites, l’administration a adjoint Beyrouth et Tripoli au Nord, et Tyr et la Plaine de la Bekaa, au Sud. De nouvelles citoyennetés syrienne, irakienne, libanaise ont vu le jour.
Les Américains, eux aussi, se sont très vite intéressés aux pays du Golfe. Ils y envoient des géologues de la Standard Oil, qui, dès 1936, découvrent du pétrole. C’est le début des relations très étroites tissées entre les USA et l’Arabie Saoudite, qui se matérialisent en 1945 avec la signature du Pacte de Quincy, entre le Président Roosevelt et le roi Ibn Seoud. Renouvelé en 2005, ce Pacte garantit l’approvisionnement énergétique aux Américains, qui bénéficient d’un droit exclusif. En contrepartie, la stabilité de l’Arabie Saoudite devient un enjeu vital pour les USA, tout comme la protection inconditionnelle de la dynastie des Seoud.
En 1948, la création d’Israël provoque un tremblement de terre. Beaucoup de régimes sont renversés, remplacés par des dictatures militaires. La liberté d’expression ne peut se trouver que dans les mosquées, qui sont aux mains d’imams saoudiens, précise Antoine Sfeir. C’est le début d’une longue série de conflits. Si la guerre israélo-palestinienne reste la guerre « patricienne » de la région, elle se referme de plus en plus sur elle-même. L’été dernier, les combats sanglants entre Israël et Gaza se sont déroulés dans une quasi-indifférence de la communauté internationale, déplore Antoine Sfeir, qui insiste également sur l’importance de la première guerre Iran-Irak, de 1980 à 1988. Ce fut une guerre ethnique entre Perses et Arabes, la première vraie manifestation du conflit religieux entre sunnites et chiites, désormais incontournable. L’expédition de Suez, en 1956, a également joué un rôle clé dans l’évolution de la région. Les USA ont entraîné la Grande-Bretagne et la France dans leur alliance stratégique avec l’Arabie Saoudite. C’est le point de départ de l’islamisation des sociétés, souligne Antoine Sfeir.
Aujourd’hui, le Qatar, une « tribu » de 173 000 habitants, fait aussi partie de nos Alliés. On veut nous imposer l’idée qu’il s’agit de démocraties, mais n’y a-t-il pas une incompatibilité avec la pratique de la charia ? Quand la France commence à gouverner, en 1920, elle invente le confessionnalisme. Toute minorité peut être représentée à l’Assemblée. Or, le Moyen-Orient est une mosaïque clanique, religieuse, confessionnelle ! Est-il raisonnable de vouloir imposer la démocratie dans des pays où les démocrates sont en prison ou en exil et où l’islamisation menace, remarque Antoine Sfeir.
DES DIVISIONS INCONCILIABLES
Au départ, l’islamisme pouvait être comparé au christianisme et au judaïsme. Mais, à partir de 1982, ce concept a été totalement réinventé.et a pris un caractère ultra. L’islamiste devient quelqu’un qui veut islamiser le champ social, économique, politique, juridique de l’endroit où il vit. Il veut mettre la main sur les rouages du pouvoir. Dans ce contexte, le salafisme s’est propagé. Ceux qui s’en réclament veulent vivre comme le prophète. Ils sont en quête d’authenticité, de retour à la pureté des sources. C’est la doctrine du wahhabisme, qui fait du Coran la Constitution du royaume saoudien. Le salafiste prône le respect aveugle de la sunna (Coran, hadiths et sira), condamne toute interprétation théologique, toute piété populaire comme le culte des saints et surtout, rejette toute influence occidentale. Car, selon lui, l’humanité a vocation à devenir musulmane, c'est-à-dire, soumise à Dieu. Or, désormais, ces préceptes sont interprétés avec les armes, dénonce Antoine Sfeir. Depuis la guerre contre l’URSS en Afghanistan, les salafistes djihadistes veulent rendre légitime l’usage de la violence. Le but étant de combattre les régimes jugés impie et de libérer les pays musulmans des occupations étrangères.
Parallèlement, Mahomet n’ayant pas désigné de successeur officiel, deux courants se sont développés après sa mort en 632. Il y a ceux qui pensent que la relève doit être incarnée par le compagnon de toujours, Abou Bakr, qui est désigné premier calife. Et il y a les autres qui choisissent le cousin Ali, marié à Fatima, la fille du prophète, car il fait partie de la famille. Les assassinats du troisième calife, qui a fait écrire le Coran, puis d’Ali en 661, entraînent la scission définitive entre sunnites et chiites. Pour les premiers, qui défendent une application stricte du Coran, il ne peut y avoir d’intermédiaire entre les croyants et Allah. L’imam est considéré comme un simple pasteur, doté de compétences politiques. Les chiites, en revanche, attendent toujours le « Messie », ce qui les rapproche du judaïsme.et s’appuient sur un clergé très hiérarchisé, comme chez les catholiques. Ce sont les études qui confèrent de l’autorité. Et l’imam (mollah et ayatollah chez les Perses) s’impose naturellement comme le guide, car il a accès au sens caché du message divin. Actuellement, précise Antoine Sfer, les deux ayatollahs référents se trouvent en Iran et au Liban, ce sont eux que le peuple choisit de venir écouter
Sur un plan théologique, les sunnites se réfèrent à la période mecquoise, très spirituelle, dans la droite ligne des Ecritures, tandis que les chiites se réclament de la pensée médinoise, plus temporelle et axée sur l’aspect social.
Autre notion clé, actuellement, l’Ijithâd, commente Antoine Sfeir. A l’origine, c’est un effort de recherche mené par des juristes pour interpréter les textes fondateurs. Transformé en
djihad, dès le 10ème siècle, c’est aujourd’hui un espace de réflexion et d’action sur toutes les questions se rapportant à l’Islam en France et dans le monde. Le but étant de préserver l’identité culturelle et spirituelle des musulmans, de promouvoir un islam progressiste et populaire, porteur de justice sociale, en phase avec son environnement.
Les sunnites, majoritaires à 85%, présents particulièrement en Arabie saoudite, sont aujourd’hui sur la défensive. Les chiites, surtout depuis la révolution iranienne de 1979, montent en puissance. Ils ont redonné de l’espoir à leurs frères du Pakistan, de Chine, du Liban. On assiste à l’émergence d’une nouvelle citoyenneté communautaire, comme au Liban et en Irak, où les Américains confèrent tout le pouvoir aux chiites, qui refusent de le partager avec les sunnites. Ce qui explique le chaos actuel, qui se répercute sur les minorités et les menace gravement. Comme c’est le cas pour les Chrétiens d’Orient, qui sont au bord du précipice.
Même si la Syrie d’Assad, soutenue par l’Iran et la Russie semble avoir échappé à l’éclatement, les risques de partition du Moyen Orient sont très élevés, s’insurge Antoine Sfeir. Les pays occidentaux n’ont pas vocation à imposer la démocratie aux autres et à choisir entre la peste et le choléra.
Je refuse cette ingérence, car je suis un citoyen égalitaire, solidaire et laïc. La laïcité est primordiale, car elle donne le droit de croire ou de ne pas croire. Elle fait la différence entre la foi et la religion, cette organisation temporelle qui organise le pouvoir, conclut-il.
La brillante intervention d’Antoine Sfeir s’est poursuivie, comme à l’accoutumée, par un débat animé par Raymond Douyère, Président de Géostratégies 2000, qui a donné lieu à des échanges riches et variés.
Vice-Amiral 2s Pierre Sabatie-Garat (Gérant Euratlantic Conseil) : La grande question n’est-elle pas la confrontation de l’Islam avec la modernité ? Actuellement, on prône surtout un retour aux sources fondamentaliste et intégriste. Est-ce que l’autre option – l’aggiornamento de l’interprétation et de l’application des textes fondateurs- pourrait émerger ?
Dans le chiisme, il y a de l’exaltation, certes, mais pas d’extrémisme. En revanche, on observe une radicalisation chez les sunnites, un rejet de la société occidentale. Mais, les Européens et les Américains ont commis des erreurs dans leur volonté d’intégration. En fait, les premières victimes sont les musulmans, qui se murent souvent dans le silence. Les média ont leur part de responsabilité. Cet été, le recteur de l’Université du Caire, une très haute autorité spirituelle, s’est insurgé contre le dévoiement de l’Islam par les djihadistes de Syrie et d’Irak. Qui a relayé son discours ? Personne.
La France n’est pas non plus irréprochable. Encore récemment, elle était la seule puissance à parler à tout le monde, au Moyen-Orient. Aujourd’hui, elle a pris le parti d’un camp, ce qui change tout.
Il faut recréer des écoles, donner un large accès à l’enseignement, développer la francophonie, qui est encore le seul espace privilégié de nos libertés. C’est la seule manière de pousser les Musulmans à faire leur aggiornamento.
Luc Debieuvre (Partner Global Private Equity) : Que pensez-vous de la position du Président Hollande, qui a déclaré qu’il ne pouvait choisir entre deux barbaries en Syrie, Assad et les Djihadistes ?
Je ne peux avoir de sympathie pour le régime d’Assad, qui m’a emprisonné et torturé. Alors que les gouvernements français ont toujours collaboré avec les Assad, père et fils.
Mais, selon moi, le mot barbarie ne peut être galvaudé. En Arabie Saoudite et au Qatar, en application de la charia, des femmes sont lapidées, des hommes décapités. Peut-on faire une différence entre les prisons d’Assad et les pratiques du roi Abdallah ?
En Syrie, sous Assad, les Chrétiens jouissaient d’une certaine liberté. Ils pouvaient tout faire, sauf de la politique. Mais, leurs lieux de culte étaient respectés. Ils ont subi les dictatures, ils ne les ont pas soutenues, c’est une grande différence.
Paul Rechter (Directeur Executif Publicis France – Vice-Président Géostratégies 2000) : Quelle est votre position sur le nucléaire iranien ? Quelles conséquences ?
Aucun gouvernement ne veut reconnaître publiquement qu’il a la bombe. Quand on posé la question à Shimon Péres, il a répondu : « Qui a dit qu’Israël avait la bombe ? » Les Iraniens jouent tout aussi subtilement.
Je ne crois pas que les Iraniens veulent développer l’arme nucléaire. Mais, je pense qu’un jour, ils diront qu’ils ont les moyens de le faire. Ils ne supporteront pas qu’on leur interdise de poursuivre, qu’on les traite comme des néo coloniaux.
L’Iran avait proposé à la France de cogérer avec eux ce développement, mais elle a refusé car elle voulait un contrôle total, ce que les Iraniens n’ont pas accepté. Ils sont fiers et inflexibles. Il est très difficile de négocier avec eux, c’est comme un jeu d’échecs.
La situation est assez semblable avec Poutine. L’Europe n’a pas pris conscience de sa véritable force, alors qu’il a le pouvoir de la mettre à genoux avec les livraisons de gaz.
Quand on combat un adversaire, on négocie pied à pied, on ne ferme pas son ambassade, comme c’est actuellement le cas en Syrie.
Jacques Taranger (Inspecteur du personnel civil de la Défense) : Quel est le rôle de la Russie au Moyen-Orient ?
Poutine s’est auto proclamé défenseur des chrétiens au Moyen Orient, un rôle autrefois dévolu à la France. Il est très habile, il se fait désirer. Il se tait, puis, soudain, il agit.
Les Russes sont en train d’investir au Liban, dans l’exploitation de gisements de gaz et de pétrole. Plus de la moitié des entreprises du secteur leur appartiennent.
Face à ce redéploiement, un seul pays résiste, c’est l’Iran qui garde un très mauvais souvenir des anciennes relations de suprématie russes et britanniques.
Vice-Amiral Jean-Louis Vichot (Délégué Général de l’UDESCA) : Quel est le but poursuivi par les Américains au Moyen Orient, maintenant qu’ils sont les premiers producteurs d’hydrocarbures, et autosuffisants dès 2016 ?
Ils veulent une région très morcelée, qui leur permette de contrôler facilement le Golfe Persique et le Détroit d’Ormuz. Le Président Obama va envoyer des troupes au Yémen (qui rappelons- le est en face de Djibouti, un traditionnel bastion français…)
Ils veulent aussi contrôler le Canal de Suez. Ce n’est pas un hasard si le Président égyptien, le Général Sissi, a décidé de doubler ce canal, ce qui représente un investissement de 25
milliards de dollars..
Ils veulent avoir la main mise sur tout le commerce du pétrole du Moyen-Orient.
Jean-Louis Malvy (Médecin) : L’Etat Islamique de l’Irak et du Levant (EIL) a-t-il des contacts avec les islamistes libyens ?
Oui, mais pour le moment, ils sont rompus. La milice islamiste à Tripoli a été bombardée par les Emirats Arabes Unis et l’Egypte, qui a fourni des pilotes et ses bases aériennes.
Ceci illustre le retour de l’Egypte et de sa diplomatie sur la scène arabe.
C’est une piste de réflexion à creuser.
Marie-Clotilde Hingray
Propos non revus par intervenant.